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Entretien avec Victor Cannilla, ex-Trader, ex-Consultant BCG, Chercheur en Économie Politique à l’Université de Lausanne, Youtuber Kraken Debrief.

Comment le capitalisme a industrialisé la vie pour servir son modèle de croissance infinie ?

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Comment le capitalisme a industrialisé la vie pour servir son modèle de croissance infinie ?

Victor Cannilla, Chercheur en Économie Politique à l’Université de Lausanne

Captain Forest s’est entretenu avec Victor Cannilla, Chercheur en Économie Politique à l’Université de Lausanne, pour comprendre comment le capitalisme a industrialisé la vie pour servir pour son modèle de croissance infinie.

Dans le contexte de la crise environnementale et socio-économique que nous traversons globalement, il est essentiel de questionner le système – capitaliste – dans lequel nous nous inscrivons.

Pourquoi produit-on en masse ? Pourquoi consommons-nous autant ? Quels sont les impacts de notre système économique sur la société ? sur la planète ?

Comprendre le contexte à la fois historique, économique et géopolitique permet de saisir les causes profondes qui ont mené l’humanité entière vers une crise écologique d’envergure où l’on parle même de sixième extinction de masse.

Q : Pouvez-vous nous rappeler brièvement ce qu’est le capitalisme ?

L’accumulation du capital est un concept fondamental du capitalisme, le capital étant un facteur de production. Le vecteur de cette accumulation est le profit qui est un retour sur investissement. Le capitalisme est un système où les décisions d’investissement notamment sont liées au retour sur investissement.

Dès lors, il en découle deux effets secondaires qui sont la fonction exponentielle (production en croissance infinie) et l’extension vers de nouveaux marchés. Une fois que l’on a produit suffisamment de biens et qu’on a cumulé les profits, les capitaux restent sous forme intangible et ont besoin d’être placés dans de nouveaux projets pour de nouveaux retours lucratifs.

Cette soif de rendements entraîne le besoin constant pour de nouveaux produits et de nouveaux marchés. Cela induit même la création de dynamiques de marché dans des sphères de la vie qui fonctionnaient jusque-là sans commercialisation.

Au cœur du capitalisme il y a trois autres concepts intrinsèques :

  • Le rapport salarial: subordination entre l’employeur capitaliste actionnaire (représenté par les managers, ou cadres) et l’employé ; l’employeur pouvant décider d’accorder ou de ne plus accorder de salaire à l’employé. Les cadres eux-mêmes sont des employés et sont contraints d’exécuter cette dynamique hiérarchique s’ils veulent garder leur poste.
  • La compétition: forçant les acteurs à prendre le train en marche au risque de perdre leur marge et donc de faire faillite ou se faire racheter. Ceci a donné lieu à des phénomènes de concentration aux États-Unis où par exemple en 1950 il y avait 400 banques majeures, alors qu’en 2000 il n’y en avait plus que 10, résultant d’un demi-siècle de fusions et acquisitions, généralement très rentable pour les actionnaires.
  • L’innovation: permettant d’avoir un avantage productif économique sur la compétition. Les entreprises qui stagnent n’auront pas les mêmes gains de productivité, deviendront obsolètes et seront amenées à disparaitre.

Q : Pouvez-vous expliquer aussi ce qu’est le modèle de croissance infinie ?

La croissance dans l’économie capitaliste est l’augmentation du PIB d’une année à l’autre. Dans une telle économie, les États visent la croissance chaque année au point qu’il s’agit même d’un argument électoral.

Or, toute fonction croissante finit naturellement par stagner face aux limites naturelles.

On peut par exemple penser à des courbes de croissance de population d’une espèce donnée, aux dynamiques de contaminations lors d’épidémies, à la croissance des corps vivants, et autres schémas similaires.

Ces comportements initialement exponentiels, puis stagnant progressivement, s’appellent des fonctions logistiques connues des lois de la physique.

Or, le modèle capitaliste recherche une croissance infinie, dictée par la loi exponentielle dont la finance et ses rendements composés est intrinsèquement dépendante.

Cette construction abstraite se heurte bien entendu au fait que nous vivons dans une planète où les ressources sont finies et qu’il est donc impossible de croitre à l’infini.

L’argument généralement opposé, appelé découplage absolu durable et global, est qu’il serait possible de croître le PIB, et continuer à accumuler le capital par l’investissement et le profit, tout en réduisant les flux géophysiques associés.

Cependant, à l’unanimité, des chercheurs en sciences de l’environnement, physiciens et le GIEC ont démontré qu’un tel découplage est une impossibilité, y compris avec des innovations technologiques, qui augmentent l’empreinte écologique au lieu de la diminuer, depuis des siècles, par plusieurs mécanismes dont l’effet rebond.

Q : Pouvez-vous nous rappeler comment le PIB est calculé ?

Définition du PIB

Il existe plusieurs façons de calculer le PIB, qui doivent théoriquement aboutir à une égalité :

  • Approche par la production : somme de la valeur ajoutée des agents économiques privés et publics ;
  • Approche par les revenus : répartition de la richesse distribuée aux ménages, aux propriétaires d’entreprises et à l’État. Autrement dit, selon cette méthode, le PIB correspond à la somme des rémunérations des salariés, des excédents d’exploitation dégagés par les entreprises et des impôts perçus par l’État sur la production et les importations (corrigés des subventions reversées) ;
  • Approche par la demande : explique comment la richesse produite a été utilisée. Le PIB correspond donc à la somme de la consommation privée et gouvernementale, l’investissement, et le solde des échanges imports/exports.

Donc nous voyons bien à partir de la formule de calcul du PIB que cet indicateur ne donne pas d’information sur la gestion de la production, la qualité de prise de décisions, la distribution de revenus, etc.

Par exemple, une augmentation des prix de médicaments vitaux, la vente d’armes, ou des travaux publics non-nécessaires induisent une croissance de PIB.

Les notions de bien-être, d’équilibre social, ou de durabilité écologique sont exclues du calcul du PIB.

Contexte historique de calcul du PIB

Pour comprendre la notion de PIB il est utile de rappeler le contexte historique dans lequel cet indicateur a été créé. Ainsi, à l’époque de Louis XIV aucun pays ne calculait son PIB, pourtant à l’époque de Bill Gates tous les pays le calculent.

Qu’est-ce qui a donc motivé à mettre en place cet indicateur et effectué son suivi ?

Entre la première et seconde Guerre Mondiale, les États nations avaient besoin de mesurer leur production d’armement et d’autres activités industrielles. Le calcul du PIB s’est fait en conjonction des premiers bureaux nationaux de recherche économique, le plus fameux étant aux États-Unis le NBER (National Bureau of Economic Research) qui collectait des données et effectuait des statistiques pour suivre le niveau de production agrégé du pays.

Au sortir des deux guerres, les États ont continué à faire ces calculs statistiques, pour des raisons moins explicitement martiales.

Par contre il faut noter que la croissance du PIB avait lieu avant que les États ne commencent à le calculer.

La croissance du PIB est due au besoin d’accumulation du capital qui est une notion centrale dans la définition du capitalisme. Donc que l’on mesure le PIB ou non, à partir du moment où on cumule le capital, le PIB est censé croitre.

D’ailleurs, la ville d’Amsterdam a mis en place récemment le modèle économique Donuts qui mesure le bien être. Or mettre en place et faire le suivi d’un tel indicateur ne permet pas de ralentir la croissance.

En effet, la cause de la croissance ne réside pas dans le fait de calculer le PIB mais dans le cycle économique lui-même qui repose sur le profit et le retour sur investissement de la part des détenteurs de capitaux.

La croissance du PIB est un symptôme et non un décret. Même si la plupart des économistes des courants dominants et des politiciens renonçaient à la mesure du PIB, le productivisme et l’extractivisme ne s’arrêteraient pas, et nous serions toujours prisonniers d’une fonction exponentielle.

Il faut donc s’intéresser aux racines et aux causes profondes : les détenteurs de capitaux, les preneurs de décisions économiques (production et investissements), leurs objectifs, etc.

Q : Pour faire croitre le PIB il a fallu vendre en masse et donc consommer en masse. Peut-on considérer que la consommation est au cœur du système capitaliste ?

Est-ce la consommation ou la production qui générerait l’autre ? Historiquement la production a induit et généré de nouveaux besoins. Les populations au début du siècle dernier n’ont jamais veillé à avoir tous ces produits afin de les acheter.

En réalité il s’agit surtout des producteurs qui ont mis en place des moyens pour produire à grande échelle et à bas coût puis ont écoulé leur production sur le marché, et donc les individus ont commencé à consommer.

Personne dans les années 1930 ou 1940 n’a organisé de manifestation massive pour demander à avoir une télévision, et pourtant dans les années 1950 elles étaient en vente sur le marché. Il en va de même pour les « smartphones », la « fast-fashion », les « fast-food » ou les véhicules type « SUV ».

Même si aujourd’hui, les entreprises affirment produire pour subvenir aux besoins des consommateurs, en réalité les entreprises ont surtout créé des dépendances vis-à-vis de ces produits en faisant la promotion d’un mode de vie dans lequel les individus sont happés et en utilisant des moyens très agressifs pour faire faire la promotion de leurs produits et services.

Parmi ces moyens, on peut citer la publicité à la télévision ou à la radio, le cinéma, les réseaux sociaux, ainsi que la « peopolisation » à travers le show business ou les influenceurs dont leurs revenus sont généralement proportionnels à leur capacité à induire des comportements d’achat chez les consommateurs.

Il faut également rappeler que le modèle d’affaire des GAFA repose sur la publicité et que ces entreprises emploient les meilleurs neuroscientifiques et psychologues du monde pour utiliser les techniques les plus à la pointe pour rendre accro, influencer et vendre.

Aujourd’hui, par exemple, des jeunes filles de quartiers populaires iront s’acheter des sacs Gucci à 500 euros.

Q : Avez-vous des exemples de campagnes menées à grande échelle pour induire des besoins chez les consommateurs ?

Bien sûr, les exemples abondent, les individus ont été conditionnés pour consommer massivement.

C’est comme si on avait reconfiguré le câblage interne des désirs.

Il y a eu plusieurs exemples de campagnes menées à grande échelle pour induire des besoins chez les consommateurs, en voici quelques exemples connus et qui ont rapporté des milliards de dollars :

Les campagnes influentes de General Motors et le déclin des transports publics dans l’Amérique des années 1930.

General Motors qui ne pouvait pas être compétitif sur ses prix avec Ford, avait créé dans les années 30 des campagnes marketing très agressives pour vendre leurs voitures à des pères de famille : avoir une voiture était symbole de virilité et d’autonomie.

Ils se sont même attaqués au système de tramway et de transports publics dans les grandes villes américaines pour que les habitants utilisent non pas des moyens de transports communs mais individuels.

Le lobbying de General Motors a été un tel succès que jusqu’à nos jours la plupart des villes américaines majeures disposent d’un système de transport public moins sophistiqué qu’il y a cent ans.

En effet, il est beaucoup plus rentable de vendre mille voitures que de permettre à milles personnes de prendre le tramway ou le métro.

Des rituels traditionnels ont été détourné à des fins commerciales

Des fêtes ont été inventées de toutes pièces pour stimuler la demande annuellement, telles que :

  • La Saint Valentin où on offre un cadeau et des fleurs à sa partenaire,
  • Ou Noël avec le repas de famille et les cadeaux que l’on offre à l’ensemble de ses proches,
  • Ou encore la demande de mariage à genou avec un diamant à la main.

Avant cela, la Saint Valentin n’avait rien d’un rituel commercial de couples, Noël était une fête ontologiquement religieuse, et les diamants étaient beaucoup moins prisés.

De la propagande de guerre à la promotion du tabac.

Faire fumer les femmes à partir des années 1920 a été l’œuvre d’Edward Bernays, qui était en charge des campagnes de propagande durant la Première Guerre Mondiale, pour motiver les jeunes américains à aller faire la guerre en Europe alors qu’ils n’étaient pas concernés par ce conflit.

Après la Guerre, il a été recruté par des entreprises privées pour mener des campagnes d’influence, dont l’une a succès où la cigarette était présentée comme un symbole d’émancipation pour la ménagère blonde dénudée. Cela a doublé la taille du marché du tabac.

En conséquent, si cela relevait d’un coup de génie d’un point de vue commercial, d’un point de vue social, cet acte a causé des dizaines de millions de morts, et d’un point de vue écologique, on connait les effets néfastes des monocultures sur les sols et des écosystèmes vierges qu’il a fallu raser pour installer ces cultures.

Q : Et pour vendre en masse il a fallu verser des salaires mais aussi accorder des crédits. Le crédit soutient la création monétaire et la consommation. Pouvez-vous expliquer comment la facilitation de l’accès au crédit a été un vecteur de consommation ?

Le crédit soutien la consommation dans le sens où il permet aux entreprises autant qu’aux individus ou États de consommer sans avoir l’argent nécessaire à l’instant présent.

Avec l’augmentation des revenus et la mise à disposition par les banques et sociétés de crédit d’une gamme croissante de produits de crédit, les consommateurs ont commencé à acheter des biens de plus en plus nombreux et qu’ils n’auraient pas pu acquérir autrement, ce qui a eu pour effet de stimuler la demande.

Cependant, le crédit a également encouragé une culture de l’endettement, où les consommateurs peuvent facilement contracter des dettes pour acheter des biens qu’ils n’ont pas les moyens de se permettre.

Cela peut entraîner des problèmes financiers pour les consommateurs et une instabilité financière plus large, comme cela a été le cas lors de la crise des subprimes de 2008.

En effet, pour rembourser un crédit, il faut aller chercher des revenus ou profits dans le futur et cela peut s’apparenter à un Pacte avec le Diable pour l’emprunteur dans le sens où s’il n’est pas en mesure de rembourser, la faillite et ses conséquences l’attendent à l’échéance, comme Méphistophélès est venu pour le Docteur Faust.

D’ailleurs, dans les siècles passés, le Christianisme condamnait fermement le crédit, du moins, lorsqu’il était accordé par un agent qui gagne des intérêts et vit de cela.

Des auteurs comme Marlowe ou Shakespeare ou plus tard Goethe ont écrit des pièces de théâtre sur le thème de l’usure, en partie pour dénoncer les prêts à intérêt et leur caractère prédateur.

Or, tout le système monétaire et bancaire actuel repose sur cela.

Q : Pourquoi et comment a-t-on été amené à industrialiser tout ce qu’on produit ?

Pour répondre à cette question, je pense qu’il est utile de raconter l’histoire de l’industrialisation qui a été un véritable point de bascule pour l’humanité.

De la révolution textile à la révolution technologique : les étapes historiques de l’industrialisation

Cela a commencé au XVIIIème siècle avec la révolution industrielle et précisément avec le développement de l’industrie textile. Il y a quatre éléments forts indissociables :

1) Les origines sombres de l’industrialisation : colonisation, esclavage et industrie du coton

Premièrement, l’esclavage dans les champs de coton et la main d’œuvre pas chère. Il y eut ce qu’on pourrait décrire comme une table rase faite aux Amérindiens qui ont péri dans des guerres ou été mis à l’esclavage pour travailler.

Au départ les colons cherchaient de l’or et de l’argent, mais à la suite du génocide quasiment total du peuple Amérindiens, des affaires se sont développées localement et ont été alimentées par la main d’œuvre d’esclaves amenés d’Afrique, pour travailler en l’occurrence dans des champs de coton.

Ensuite ce coton était traité soit dans le Nord-Est des États-Unis ou en Grande Bretagne. C’est ainsi que les premières usines textiles et le mode de production industriel se sont développés et ont pris leur essor.

2) Les enclosures et la pauvreté urbaine : la condition du prolétariat dans les usines textiles européennes

Le deuxième élément, est la main d’œuvre prolétarienne au Royaume-Uni dans les usines textiles : les paysans ont été chassés de leur terre et condamnés à un exode rural forcé pour devenir des ouvriers textiles, c’est entre autres le phénomène des enclosures.

La misère urbaine qui en a résulté est très bien décrite dans les romans francophones de Victor Hugo ou d’Émile Zola, ou anglophones de Charles Dickens par exemple, qui parlent de cette pauvreté mordante dans les classes ouvrières en Europe, bien que l’Angleterre ou la France étaient des puissances coloniales.

3) Accélération de la révolution industrielle : l’essor du charbon et des filatures textiles dans l’Angleterre du XIXe siècle

Troisièmement, à partir du XIXème siècle, il y eut l’introduction des énergies fossiles – le charbon – qui ont remplacé l’énergie hydraulique, et permis une flexibilité plus importante au niveau de la production qui s’est émancipée des contraintes météorologiques des sources d’énergies utilisées auparavant, comme l’éolien ou l’hydraulique pour les moulins près des usines.

En conséquent, les usines textiles alimentées au charbon se sont multipliées au Royaume Uni, principalement autour de Manchester.

4) Excès de production domestique : expansion vers de nouveaux marchés.

Le quatrième facteur a été l’expansion vers des marchés extérieurs pour écouler toute la production textile. En Angleterre, la capacité de production textile était bien supérieure au niveau de consommation et donc il a fallu s’étendre vers de nouveaux marchés, par exemple les colonies et en l’occurrence l’Inde, un colossal marché pour les colons.

C’est pour cela que par la suite, Gandhi avait placé au cœur de sa lutte la résistance aux produits industriels textiles anglais, d’où son code vestimentaire anti-occidental produit en Inde, et la roue traditionnelle à tisser sur le drapeau qui a été adopté lors de l’indépendance en 1947, symbole de la lutte contre les Britanniques.

Après la révolution textile, il y eut d’autres révolutions, comme la révolution sidérurgique, puis métallurgique, puis technologique permettant le développement des télécommunications ou des moyens de transports. Un des moteurs de cette course au développement industriel était l’affrontement entre les grandes puissances pour des raisons de domination sur la scène internationale, notamment la course aux empires.

Lors des deux Guerres Mondiales, il a fallu travailler plus et plus dur pour produire l’ensemble du matériel : bateaux, avions, armement, nourriture, textile, etc. Cela aurait été rigoureusement impossible sans l’énergie fossile, extrêmement dense et pratique. Le pétrole fait une avancée fulgurante lors de la première moitié du 20e siècle.

Poursuite de l’industrialisation du vivant après la Seconde Guerre Mondiale, dans un contexte de course à l’hégémonie

Après la seconde Guerre Mondiale et dans un contexte d’affrontement entre les deux systèmes communiste et capitaliste, la course à l’industrialisation, au développement, à l’influence et aux contrôles des marchés clés s’est poursuivie.

Par exemple, il y a eu récupération de technologies chimiques qui ont été utilisées durant la Guerre, notamment des gaz de combat, qui ont servi par la suite pour produire des pesticides et autres produits phytosanitaires par des entreprises comme Dupont, Bayer ou Dow Chemicals utilisés jusqu’à nos jours dans l’agriculture conventionnelle pour produire en masse tous types de cultures et prendre le contrôle de la production alimentaire.

Aussi, l’accès aux ressources naturelles, à l’énergie fossile et à la main d’œuvre bon marché conféraient un avantage concurrentiel pour produire vite et mieux.

Q : En quoi la division internationale du travail a accéléré le modèle capitaliste ?

La main d’œuvre à bas coût : un des piliers de la division internationale du travail

Depuis que la ruée vers l’argent et l’or a démarré lors de la période mercantiliste, les grandes puissances (les colonisateurs) ont toujours eu besoin d’une main d’œuvre à bas coût et même d’esclaves pour extraire des ressources ou pour produire dans les champs (cannes à sucre, betterave, cacao, etc.).

Dès la « Découverte » des Amériques, le monde est entré dans une forme de division internationale du travail, complètement asymétrique, avec des centres de pouvoir économique et politique qui donnent des ordres et le reste du monde qui s’est transformé en réservoir à ressources et à main d’œuvre.

Après la Première Guerre Mondiale et jusque dans les années 1950, lorsque la « menace communiste » pesait sur l’Europe de l’Ouest due aux nombreuses idées et mouvements ouvriers socialistes, communistes, anarchistes révolutionnaires, etc., les syndicats en position de force ont pu négocier de meilleures conditions de travail pour les ouvriers et codifier dans la loi de nombreux acquis sociaux, redistribuant aux populations d’Europe de l’Ouest une partie des profits engrangés par leurs multinationales et leurs empires coloniaux.

On appelle communément ce phénomène, selon les écoles de pensée et selon le contexte où ça s’est inscrit : Compromis Social-Démocrate, Capitalisme d’État, Keynésianisme, Trente Glorieuses, Régime Fordiste ; tous ces concepts sont bien sûr distincts mais ils se rejoignent en partie.

Toute la population d’Occident a donc bénéficié à vitesses variables, de la division internationale du travail asymétrique et dont de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique paient le prix.

La base du néo-libéralisme ou comment réaliser de meilleurs marges

Par la suite, les entreprises d’Europe de l’Ouest et des États-Unis ont délocalisé les usines et la production agricole vers des lieux où la main d’œuvre était plus abondante et moins couteuse, puisque les acquis sociaux obtenus par les mouvements ouvriers ont entraîné des conditions défavorables du point de vue capitaliste : hausse des taxes et du salaire minimum, réduction du temps de travail, et autres.

L’objectif était de réaliser de meilleures marges en contournant ces acquis sociaux. Ceci constitue la base du néolibéralisme ou de la version internationale des phénomènes néolibéraux.

Les perdants dans le monde occidental sont la classe ouvrière (incluant les travailleurs du tertiaire), dont les salaires réels et les fortunes nettes de dette n’ont pas vraiment progressé depuis les évènements des années 1970. Le même phénomène se produit par ailleurs aujourd’hui en Chine qui est en train de délocaliser une partie de sa production vers le Vietnam à cause des luttes salariales qui ont pris de l’ampleur.

Les pays du Sud : un réservoir de main d’œuvre à bas coût pour les pays de Nord

La division internationale est inhérente à l’histoire du capitalisme et il existe un lien très fort entre état géopolitique et production capitaliste. Si aujourd’hui les pays du Sud sont exploités de la sorte, c’est aussi parce qu’il fallait mettre en place des États autoritaires pour maintenir une main d’œuvre à bas prix et une exploitation des ressources, des systèmes pour maintenir l’ordre si les populations locales se rebellent, ou des aides pour continuer à contrôler ces pays.

C’est la stratégie d’influence postcoloniale qui a assuré le maintien global du système économique lors du démantèlement des empires coloniaux, de 1945 à 1975, lorsque les puissances européennes étaient trop affaiblies par la guerre pour maintenir leurs vassaux en place.

Il est donc facile de dire en Europe « Ah, les méchants dictateurs Africains ou d’Amérique du Sud ». En même temps ils sont pratiques ces méchants dictateurs, parce qu’ils permettent d’avoir de la main d’œuvre à bas prix et des matières premières et donc des produits à bas prix pour les consommateurs occidentaux.

D’ailleurs, les alternatives à ces dictateurs ont souvent été assassinés par les grandes puissances européennes ou américaine, lorsque les volontés protectionnistes et nationalistes de ces leaders n’étaient pas alignées avec les intérêts des occidentaux. Les exemples abondent, de Sankara à Guevara à Lumumba à Mossadegh à Allende à Cabral.

Et réciproquement, les soutiens à de terribles régimes dictatoriaux sont nombreux, comme dans le cas de Mobutu ou Pinochet ou Suharto.

Si l’on ne chante pas les louanges des forts et les vertus du marché, on comprend que le système économique qui ravage actuellement le vivant sur la planète est également extrêmement violent contre de nombreux humains, souvent de classes subalternes et dans des pays périphériques.

Les brevets : un outil de contrôle de la fragmentation des chaînes de valeur

Pour finir, depuis les années 1990, les brevets ont permis de contrôler cette fragmentation des chaînes de valeur, où les pays riches gardent le monopole sur la propriété intellectuelle malgré la délocalisation de la production, et donc perpétuent un système où la plus grande partie de la valeur ajoutée se retrouve concentrée dans les pays riches qui développent une économie basée sur les services (R&D, marketing, finance, etc.) alors que les pays du Sud ne captent que de très faibles marges dans la production globale.

Prenons deux exemples triviaux : sur un café à 2 euros, combien ira au producteur colombien ? Quelques centimes. Réciproquement, sur un iPhone à 1000 euros, combien reviendra à l’ouvrier chinois ? Au designer californien ? Pourquoi ?

Q : Peut-on dire que le capitalisme a causé la crise environnementale actuelle ? Si oui, dans quelle mesure y-a-t-il contribué ?

Je dirai que la réponse est à la fois oui et non. Bien entendu que dans une logique capitaliste qui accumule du capital et donc dope la production et la consommation pour croitre à l’infini, les impacts sur l’environnement sont la perte de biodiversité, la pollution, la désertification, le réchauffement climatique, ou l’anéantissement du vivant de façon plus générale. Le mode de production capitaliste à un rôle clé historique sur la crise environnementale actuelle.

Cependant, si on pose le problème de cette façon, cela sous-entend que sortir du capitalisme signifie sortir de la crise écologique.

Or, il existe quatre monstres que l’on peut appeler les quatre cavaliers de l’apocalypse.

  • Le désir de profit infini, que l’on peut représenter sous le terme de capitalisme,
  • L’État nation en compétition militaire avec les autres : la volonté de domination d’un État sur les autres avec des motivations de croissance et de productivité qui vont fatalement entrainer une agression pour le reste du vivant,
  • La technique : l’ensemble des processus de fabrication qui donnent aux États et entreprises des moyens titanesques pour augmenter leur production et donc leur potentiel de destruction,
  • L’idéologie moderniste : celle-ci est naît en occident et a eu pour conséquence une séparation entre l’Humain et la Nature. Il faut noter que les peuples Chrétiens d’Europe des siècles précédents avaient un très grand respect pour le vivant. L’humanisme, ayant mis l’humain au centre de l’univers a glorifié le matérialisme. En effet, la finalité de la société n’était plus la même et la Nature a été relégué à un ensemble de choses inanimées et pour lesquelles on n’avait plus aucun respect.

Il devenait donc tout à fait possible et même légitime de couper une corne de rhinocéros pour la mettre en vente sur un marché, car cela est vu comme une ressource à s’approprier.

De même on peut tout à fait manquer de respect à la rivière. La forêt n’est plus un obstacle et on peut l’abattre pour construire des routes, une ville et des supermarchés.

Ce manque de respect et de considération de la valeur intrinsèque du vivant fait partie de l’histoire de la pensée occidentale qui s’est répandue maintenant à tous les coins du globe. Malheureusement, cette pensée pourrait très bien perdurer au capitalisme.

D’ailleurs, l’URSS qualifié de capitalisme d’État était extrêmement destructrice : c’est une illustration pour dire que résoudre le capitalisme ne suffit pas à résoudre la crise environnementale.

Q : Pour conclure, connaissez-vous des systèmes économiques alternatifs au système capitaliste actuel ?

Les alternatives inspirées des peuples autochtones

Il y a des Homo sapiens sur terre depuis au moins 200 000 ans. Donc pour trouver des modèles alternatifs, il suffit de s’intéresser à l’Histoire, de lire les travaux faits par des anthropologues et d’étudier comment d’autres sociétés humaines disparues – ou encore vivantes malgré les assauts pluriséculaires – fonctionnent.

Il existe encore des peuples qui vivent en dehors du circuit capitaliste, et que nous appelons communément des peuples primitifs pour des raisons idéologiques. En réalité ces peuples sont absolument fascinants et c’est presque une insulte à leur égard de dire qu’il n’y a pas d’alternative, alors qu’ils prouvent bien qu’il y en a.

Souvent, ces gens sont également plus heureux que l’ouvrier de bureau moyen de New York, Paris ou Shanghai. Cela a été très bien démontré par des anthropologues comme Marshall Sahlins ou David Graeber.

Aujourd’hui, nous allons vers une homogénéisation des sociétés et toute société alternative est exclue ou éradiquée par les quatre cavaliers de l’apocalypse que j’ai décrits précédemment. Il est urgent de considérer ces peuples ainsi que leur façon de faire. Donc je dirais presque que les alternatives sont déjà là, documentées et visibles.

La triple démocratie, un levier puissant pour inventer un nouveau modèle de société plus juste et respectueux de l’ensemble du vivant

Cependant, la communauté d’humains qui pratiquent de l’autoproduction et vivent comme les peuples autochtones est un modèle difficilement vendable de nos jours. En revanche, ce qui est faisable aujourd’hui c’est de mettre à l’honneur la triple démocratie, qui serait une démocratie dans la sphère politique, économique et financière.

Démocratie politique

la crise que nous traversons est en partie due à notre modèle démocratique actuel. La démocratie représentative est en réalité un oxymore car les personnes élue ne peuvent pas ou difficilement être destituées de leur mandat. C’est en fait un renoncement au pouvoir et donc ce n’est plus de la démocratie. Il faudrait donc (ré)inventer des modèles de démocratie directe. Les combats pour le referendum d’initiative citoyenne, en France, vont dans la bonne direction.

Démocratie économique

Au lieu d’avoir des actionnaires externes qui décident de la direction générale de l’entreprise et imposent la logique de la valeur actuelle nette, les employés pourraient avoir un pouvoir de décision sur la stratégie de l’entreprise pour laquelle ils travaillent, par exemple comment la production est faite, ou comment les bénéfices sont redistribués.

Démocratie financière

Les citoyens ou employés d’entreprise devraient avoir un droit de regard sur l’origine des capitaux, la création monétaire, ou les flux de capitaux par exemple. Les investissements ne doivent pas être le monopole de privés (personnes physiques ou morales) qui ne pensent qu’au taux de retour pour leur propre accumulation. Cette logique est absurde et doit être dépassée.


 

Biographie : Victor Cannilla est chercheur en écologie politique à l’Université de Lausanne en Suisse, en cours de réalisation d’une thèse sur les liens entre géopolitique et décroissance. Il est physicien EPFL de formation et avant d’engager sa recherche académique actuelle, il a travaillé 3 ans au sein du cabinet de conseil Boston Consulting Group, ainsi qu’un an en tant que trader algorithmique spécialisé en produits dérivés sur des obligations gouvernementales. Depuis 2022, il anime une chaîne YouTube, Kraken Debrief, où il discute de thèmes comme les multinationales, l’histoire du capitalisme et les impacts écologiques du système économico-politique.

Références :

  • Amitav Ghosh, The Nutmeg’s Curse
  • Noam Chomsky, Comprendre le Pouvoir
  • Jason Hickel, Moins pour Plus
  • Elizabeth Kolbert, La 6e extinction
  • James C Scott, Homo Domesticus
  • Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme
  • Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine
  • Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis
  • Raj Patel & Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things
  • David Stannard, American Holocaust
  • Quelques documentaires :
  • Exterminez toutes ces brutes
  • Travail, salaire, profits
  • L’encerclement
  • Le temps des ouvriers
  • Ni dieu ni maître

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